La supervision : maÏeutique pour une praxéologie en travail social?

Publié le par catherine méhu


Brèves réflexions sur la notion de pratique, sur le biais qu’elle introduit dans le travail social et le déficit qu’elle engendre dans sa conceptualisation.
par Catherine Méhu

Parce que la vérité ne peut jamais être totalement apportée par l’autre, chacun doit la trouver par lui-même. Entre la vision socratique "qui permet à l'autre d'atteindre le savoir qu'il possède en lui-même" et la vision aristotélicienne du maître capable de transmettre un savoir qu’il possède pourrait se situer la place d’un sujet supposé savoir à l’articulation du psychanalyste et du metteur en scène : le superviseur.
Révéler l’être derrière le paraître, introduire la réflexion dans le monde des opinions, poser des questions en feignant de ne pas connaître la réponse, la maïeutique socratique art du questionnement permet de trouver sa vérité et ses réponses et de remettre en cause des opinions communes considérées comme vérités en les soumettant à la critique.
Chacun possède ces certitudes disloquées comme des blocs solidifiés par le temps qui sculptent notre rapport au monde et dévoilent nos opinions. Remettre du questionnement sur ces opinions que l’on dit toute faites c’est savoir interroger le sujet dans les recoins d’un savoir qu’il ignore posséder pour remettre fluidité et mouvement dans ce qui s’est rigidifié. Il s’agit de déconstruire pour reconstruire mouvement qui ne se fait pas sans violence.
Permettre à l’interlocuteur de déconstruire avant de construire suppose une scène où puisse se jouer la violence du processus sans casse du sujet. L’art est d’amener l’interlocuteur à faire éclore le savoir, à l’amener à la conscience claire et explicite en respectant l’originalité de chaque situation. L’art est aussi de feindre l’ignorance sur le modèle de l’ironie socratique afin d’autoriser l’interlocuteur à réinventer la théorie et à défricher les chemins de la connaissance qui sont les siens.
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La scène se trouve être le lieu et le temps de la supervision. On souhaiterait que la supervision en travail social, au-delà de la régulation- supervision de pratiques soit un lieu d’élaboration conceptuel qui contribue à construire les praxis des métiers exercés dans ce domaine. Or l’expérience montre le plus souvent qu’elle demeure le lieu de tentatives de résolution de problèmes. S’il ne s’agit pas de trouver des issues immédiates à des problèmes précis comme des solutions recettes, mais bien de réfléchir dans les règles de l’art aux avenues possibles qui s’ouvrent aux intervenants en difficulté par le biais de l’écoute et du questionnement cliniques, on se trouve toujours en vérité à parler de problèmes et des manières de les régler. Bien que l’approche clinique en supervision pousse dans le sens du changement individuel sur la manière d’investir la relation à l’autre, l’accent porté sur le problème empêche qu’elle contribue plus efficacement à la construction collective.
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L’évaluation clinique d’un de nos dispositifs de formation en direction des travailleurs sociaux invite à penser l’articulation entre la formation et son impact sur le projet des usagers. Avec deux groupes de participants nous avons engagé ce travail d’élaboration. Un effet secondaire, une retombée imprévue du travail de réflexion mérite qu’on s’y attarde. Ce qui a émergé clairement des groupes est plutôt un phénomène culturel qu’une réflexion à proprement parlé sur le projet de l’usager. De cette émergence, la supervision comme mode d’« accouchement des esprits » comme maïeutique a pris une dimension inattendue ; alors que les questionnements portaient sur un point précis, la manière de questionner a levé le voile sur l’entrée d’une voie explorable concernant les fondements du travail social. Un symptôme est toujours symptôme d’autre chose, ainsi le déficit de parole et par conséquent de contenu sur l’articulation en question évoque un autre déficit, celui-là plus fondamental, une forme de connaît toi toi-même manquant en travail social. La réflexion initiale a ouvert sur un autre champ.
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La question que nous avons posée était formulée de manière à questionner chacun sur sa pratique professionnelle avec un biais légèrement inhabituel, de manière à introduire la surprise dans le familier. La combinaison des deux est importante, elle saisit là où chacun se reconnaît. La scène et le scénario sont familiers, l’éclairage est surprenant, parfois violent. Le savoir du superviseur metteur en scène n’est pas le savoir de la scène ni du scénario, il est du côté de l’éclairage. Les jeux de lumière changent considérablement la vision que l’acteur porte sur la scène et le forcent à repenser le jeu, les deux effets modifient fatalement le scénario.
La question en apparence anodine et banale dans sa formulation,
« Quels liens faites-vous entre votre formation et la manière dont vous travaillez le projet de l’usager ? »
associe pourtant deux éléments jamais reliés auparavant tels quels dans les esprits. Cela se perçoit instantanément dans le regard surpris des interlocuteurs, ce regard figé de la sidération fugace mais visible qui précède la remise en mouvement des corps et des esprits qui se remettent au travail.
Les réponses riches et complexes font l’objet d’une étude et nous n’en parlerons pas ici. Nous souhaitons mettre en évidence ce qui a émergé d’inattendu. En résumé le groupe a exprimé comment la formation travaille l’écoute clinique, la capacité de construire une relation qui autorise le déploiement de la parole et l’émergence d’un espace pour la co-construction d’un projet. Oui, mais après ? Comment se réalise et s’évalue un projet ? quel en est sa nature, son contenu ? Silence. Après un temps de latence, le projet, nous dit-on, « c’est du positif et du positif, on ne parle pas. Alors on ne communique pas sur le projet. »
Les propos sont unanimes et sans équivoque :

 
«Nous communiquons régulièrement entre nous sur nos pratiques professionnelles quand ça ne va pas et quasiment jamais quand ça va bien. »

Cela signifie très concrètement que les opportunités de communiquer sur « ce qui va » sont rares. Formellement elles se produisent lors de passations de dossiers ou de communications officielles. Mais le plus souvent la parole sur le bon fonctionnement d’un suivi social est livrée de manière informelle à la sauvette en direction de collègues de travail plutôt proches de soi. Les travailleurs sociaux tous métiers confondus sont unanimes : ils ne communiquent pas lorsqu’ils se sentent satisfaits de l’évolution d’une situation. J’ai même entendu cette réflexion ahurissante qui n’a étonné personne :
-    « Communiquer sur une réussite ne se fait pas puisque c’est notre travail » !

 et d’ajouter :
- « Ce serait comme si on se vantait d’être en bonne santé devant un malade à l’hôpital !"

Le travail ainsi posé comme allant de soi un peu comme une vertu que chacun aurait la modestie ou le bon goût de passer sous silence oriente vers les paradigmes implicites qui se développent à l’ombre des non-dits, tels ces cellules folles qui prolifèrent à notre insu. Or rien n'est acquis, rien ne va de soi, il faut toujours remettre sur le chantier de la réflexion ce qui nous est le plus familier et que, à cause de cela justement, nous ne voyons plus, ne connaissons plus, si tant est que nous avons connu ce que la parole n’a jamais formulé.


Pratiques et travail, une rupture sémantique ?

Autrement dit, on ne communique pas sur le travail mais sur les pratiques.

Faire la distinction entre pratique et travail s’impose dans la mesure où l’élaboration sur les pratiques professionnelles se fait à partir de situations difficiles voir inextricables pour les acteurs et la réflexion sur le travail se fait dans des situations déconnectées du quotidien de la pratique.
L’élaboration sur les pratiques se fait à partir d’un dysfonctionnement à propos de cas réels.

Cela présente deux problèmes théoriques, la réflexion collective porte : 1) sur le dysfonctionnement (le symptôme) et son « traitement », 2) sur une situation singulière qui ne peut-être généralisable.

En s’appuyant sur un dysfonctionnement qui ne peut être que singulier, la réflexion demeure ponctuelle et ne peut conduire à l’élaboration d’un fonctionnement,

L’élaboration réflexive sur le travail est dissociée de la pratique : groupe de travail, groupes thématiques, etc… qui ont une durée délimitée. Ces moments féconds de l’effervescence instituante sont des parenthèses de courte durée qui suscitent enthousiasme au démarrage mais s’épuisent par manque d’enracinement dans la pratique quotidienne. Et le manque de lien systématique entre les pratiques et la réflexion sur le travail social en réduit la portée. L’énergie créative déployée à la réflexion ne s’articulant pas directement à l’action s'affaiblit progressivement. Les résultats de ces mouvements créateurs ne sont pas suffisamment réinjectés dans la pratique par déficit de modalités qui le permettent. Une partie conséquente des résultats malheureusement se fige dans des écrits et meurt dans des tiroirs.
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Il semble qu’un malentendu logique se glisse entre les mots dysfonctionnement et fonctionnement de telle façon que l’un est pris pour le contraire de l’autre alors qu’il n’en est rien. Si le dysfonctionnement est le signe concret sur lequel pointe le doigt de la désignation, (c’est en ce sens qu’il fait symptôme) il n’est en aucune façon le fonctionnement (de la famille, de l’usager) sur lequel on peut s’appuyer pour construire du projet. Le dysfonctionnement est une manière de fonctionner, une qualité qui appartient à un niveau logique différent de la classe des fonctionnements en étant un élément de celle-ci. Si on se réfère à la théorie des types logiques de Bertrand Russel la classe ne peut être un élément de la classe. Le fonctionnement englobant le dysfonctionnement ne peut faire l’objet d’un transfert latéral, autrement dit les « qualités » du dysfonctionnement ne peuvent pas s’appliquer au fonctionnement, les deux sont en articulation disjointe à deux niveaux logiques différents. Le fonctionnement est en position méta (au-dessus) par rapport au dysfonctionnement. Ce petit détour un peu technique par la théorie des types logiques m’a semblé nécessaire pour mettre en lumière les options méthodologiques ouvertes aux professionnels et aux institutions qui les emploient.
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Alors que la communication sur les dysfonctionnements est constitutive des pratiques professionnelles, organisée par des procédures instituées, réunions d’équipe, études de situation, synthèses…, la communication professionnelle sur les fonctionnements ne participe pas de la culture du travail social.

Cela pose trois questions essentielles :
1)    Comment peut-on évaluer un travail sur lequel il n’y a pas de communication?
2)    Comment peut-on communiquer sur son travail à l’extérieur du cercle des « initiés » ?
3)     Comment peut-on faire évoluer les métiers quand l’analyse ne fait pas partie intégrante du fonctionnement?
La « réussite » n’étant pas évaluée, aucune réflexion ne peut être posée qui en permettrait l’analyse prohibant ainsi toute possibilité de transfert ou de capitalisation collective sur ce qui fonctionne bien. C’est au fond comme si cela n’avait jamais existé.

Un tel mécanisme procède du déni de réalité et contient des effets secondaires pervers. En effet, en parlant de ce qui « marche » informellement, entre soi, on maintient une forme de communication interne de connivence qui exclut ceux qui ne font pas partie de ce monde d’initiés, c’est-à-dire, les non travailleurs sociaux, les autres.
J’appelle communication de connivence une communication professionnelle inachevée qui reste à l’état larvé de l’intuition et de l’éprouvé. Il manque à la communication de connivence une suite « instituante » qui se déroulerait dans un cadre institué.

Ce type de communication inachevée en produisant cet entre soi implicite fait vaguement miroiter aux participants l’illusion qu’ils partagent un savoir collectif alors qu’en réalité, chacun remplit les blancs de l’impensé avec son propre imaginaire.

Le travail que nous menons sur les représentations collectives montre combien cet imaginaire polymorphe circule dans les équipes comme ersatz du savoir ou pseudo connaissance, brouille considérablement la clarté de l’image en travail social et inhibe les capacités communicatives des professionnels. Cela ne signifie pas cependant que l’image n’existe pas tout au contraire, elles est seulement floue et freine les capacités élaboratrices des équipes. Cela explique partiellement à mon sens, la difficulté chronique qu’éprouvent les travailleurs sociaux à parler de leurs métiers car ce qui se communique difficilement vers l’extérieur est un indicateur probable d’un déficit de communication interne.

Pour que les contours de l’image se précisent, il s’agirait de passer de la réflexion sur les pratiques à la réflexion sur le travail. Cela implique de passer du discours narratif sur le symptôme (ou le dysfonctionnement) à l’élaboration réflexive sur le fonctionnement.
Toute pratique devrait être le support sur lequel la réflexion – théorique, méthodologique ou praxéologique — s’engage afin de s’élever au-dessus du pragmatique. Sans quoi les travailleurs sociaux sont enfermés dans le quotidien, le court terme et l’opérationnel qui les maintiennent dans le présent de l’action. L’action en continu se fait au détriment de la pensée réflexive, le maintien dans le présent empêche la vision de l’avenir. Les deux contribuent à précipiter les professionnels dans une course à l’urgence, source d’essoufflement qui peut conduire à plus ou moins long terme à l’épuisement professionnel. Les équipes se prémunissent contre ce phénomène en développant différentes modalités défensives qui les protègent, prise de distance excessive, focalisation sur les dispositifs et les mesures au détriment de la relation qui engage, indifférence, voir congés maladie. Heureusement, elles développent aussi des modalités constructives : partir en formation, organiser des pratiques collectives, monter des projets qui nécessitent réflexion, mobilité professionnelle : changer de poste ou de fonction…
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De l’absence de parole sur le projet de l’usager, symptôme identifié dans l’évaluation clinique de notre formation à l’approche systémique et sommet émergé de l’iceberg, a pu surgir des profondeurs de l’implicite les mécanismes sous-jacents qui composent la mécanique complexe d’un fonctionnement :

Le biais que la notion de pratique introduit dans le travail social,
1. produit un déficit de parole sur le fonctionnement du travail en contraste avec un surcroît de discours sur les difficultés des pratiques
2. privilégie le traitement ponctuel des dysfonctionnements au détriment de la construction positive des projets 
3. exclut la réflexion continue sur les fondements du métier et la possibilité de communiquer dessus.
4. Le déficit de réflexion maintient les équipes dans le présent de l’action et dans l’urgence de la réponse à donner,
5. ne favorise pas l’anticipation et la capitalisation des expériences,
6. suscite la répétition qui engendre fatigue et usure professionnelle.

La montée à la surface des éléments enfouis mais présents provoquée par un style de questionnement modélise une façon de travailler : une maïeutique qui vise à faire surgir des protagonistes eux-mêmes la lumière sur leurs praxis dans le dessein d’aborder une praxéologie du travail social.
[«praxéologie entendue comme une démarche construite (visée, processus, méthode) d'autonomisation et de conscientisation de l'agir (à tous les niveaux d'interaction sociale : micro, méso, macro) dans son histoire, dans ses pratiques quotidiennes, dans ses processus de changement et dans la mesure de ses conséquences. » (A. Lhotellier, 1995)]

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Passer de la réflexion sur les pratiques à la réflexion sur le travail suppose nous l’avons dit de passer du discours narratif sur le symptôme à l’élaboration réflexive sur le fonctionnement.
Ce passage conceptuellement aisé n’est pas opérationnellement si difficile à réaliser, mais il  suppose de procéder à un véritable changement culturel. Cela nécessite méthode d’intervention et légitimité institutionnelle pour inscrire le processus dans une temporalité à long terme, seule capable d’introduire un vrai changement : le changement de culture qui ne saurait se produire dans l’immédiateté.

La praxéologie comme cheminement en boucle de la pratique à la théorie à la pratique… requiert d’inventer un temps et un espace : l’espace de la réflexion et le temps de l’intégration ; un scénario et une scène : le scénario du passage et la scène de la créativité ; et un metteur en scène d’un nouveau genre qui travaille avec l’éclairage.

La pièce pourrait se jouer dans nos institutions avec cette trame générale :

1.    Susciter la parole sur le projet de l’usager et sur
2.    Le fonctionnement du travail en
3.    s’appuyant sur les pratiques et les difficultés rencontrées,
4.    utiliser le dysfonctionnement comme information sur le fonctionnement afin de
5.    construire des projets,
6.    favoriser la réflexion continue sur les fondements du métier ce qui permettra
7.    d’élaborer et de conceptualiser pour
8.    anticiper et
9.    faire avancer les métiers du social.

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